« ON SE LAISSERA PAS FAIRE »

INTERVIEW D’AURÉLIE, SŒUR D’ANGELO GARAND
abattu par le GIGN en mars dernier pour n’être pas rentré en prison après une permission

Bonjour Aurélie, merci beaucoup d’accepter de parler avec nous : pour cette journée « Adama, un an après », on a pensé que c’était quand même très important de ne pas parler seulement d’Adama, mais aussi de tous les autres qui se sont fait récemment tuer – assassiner, il faut bien dire le mot  par la police ; tu es la sœur d’Angelo Garand, qui a été exécuté – je pense qu’on peut le dire – chez ses parents par une équipe du GIGN, le 30 mars dernier.

Aurélie : Bonjour. Oui, c’est important aussi pour nous de témoigner, parce que depuis le 30 mars, depuis que mon frère s’est fait tuer, tous les tués par la police ou par le GIGN, enfin par les forces de l’ordre, sont un peu devenus nos frères aussi ; on partage la peine, mais c’est vraiment une douleur… on perd notre frère, mais en plus c’est incompréhensible puisque c’est les personnes qui sont sensées nous protéger ! Ils ne sont pas sensés nous tuer, justement, et oui, ils ont exécuté mon frère de sept balles dans le corps ; on a appris qu’il avait sept balles dans le corps, donc y a pas d’autre mot : c’est une exécution, pour nous.

C’est important que les gens comprennent bien ce qui s’est passé, parce que les médias n’en ont pas tant parlé que ça. Ton frère était en prison, il a eu une permission et il n’est pas revenu. Ce jour-là, il était chez tes parents, je crois ?

A. : Mon frère était incarcéré à la prison de Poitiers-Vivonne ; au mois de septembre, ils lui ont donné une permission d’une journée et il n’est pas rentré. Mon frère vivait à droite, à gauche. Le 30 mars, il est venu manger une grillade, parce que mon petit frère était sorti de prison une semaine avant ; il était venu partager un repas familial, il ne faisait rien de mal, il n’a mis personne en danger ce jour-là. Vers 13 heures, le GIGN est intervenu : ils ont mis ma famille en joue, ils ont menotté mon père, mon frère, mon oncle ; il y avait aussi mon fils de quatre ans. Mon frère, il s’est juste caché ; il n’a pas couru, pas fui… on ne sait même pas s’il a pris conscience que c’était le GIGN. Il s’est juste caché dans une petite grange. Il n’y avait qu’une sortie, il ne pouvait pas s’échapper. Là, ils ont stoppé tout le monde, ils avaient tous leurs mitraillettes, enfin… Ils ont fouillé le terrain, et ils étaient prêts à partir, et mon frère a fait tomber un petit sac dans cette grange. Ça a été très vite, ils se sont précipités, ils étaient quatre, et aussitôt, ils ont tiré. Y a pas eu de bruit, y a pas eu de sommations, y a pas eu de « forte résistance » comme ont pu le dire les médias – enfin le procureur, du moins. Il a dit qu’il s’était rebellé, mais mon père était à un mètre de cette grange, menotté par terre – en train d’étouffer, parce que mon père a un appareil respiratoire –, et quand ils sont rentrés, ils ont tiré direct. Aucun bruit, pas un mot de la bouche de mon frère.

Ton frère n’était pas armé ?

A. : Non. Il devait avoir un couteau – c’était normal qu’il ait un couteau sur lui, puisqu’ils étaient en train de manger –  et c’est tout.

Tu parles du GIGN : c’est important de dire que ton frère était juste pas rentré de permission – c’était pas du tout un prisonnier en cavale. En plus il était en prison pour vol, c’était pas du tout quelqu’un de dangereux, mais ils ont tout de même fait intervenir des équipes qui sont normalement là pour s’occuper de « forcenés », de « terroristes » …

A. : C’est ce qui nous semble dégueulasse : ils lui donnent une permission, il rentre pas, ils font intervenir le GIGN, ils le tuent, et après ils criminalisent mon frère en disant qu’il était « dangereux », un « forcené »… mais c’est eux qui lui ont donné la permission ! Je ne crois pas que dans le monde carcéral, ils donnent des permissions aux hommes « dangereux ».

On le sait bien : ils n’en donnent même pas aux « pas dangereux », alors ils n’en donnent pas aux « dangereux », c’est sûr.

A. : Ils en donnent quand ils ont envie d’en donner. Maintenant, je me dis que cette permission, c’était n’importe quoi : une journée pour voir sa famille, alors que lui il était à Poitiers et que nous on est de Blois – quatre heures de train en tout. Pour voir sa famille, c’est beaucoup trop court, et mourir au bout du compte… Mon frère, jamais il n’aurait pensé mourir ; au pire, il s’était dit, le jour où il se serait fait prendre, c’était six mois de plus. Et c’est ce que tout le monde pense. Il n’était pas un cas isolé, à ne pas rentrer de permission. Et au bout du compte, ils l’ont abattu. En fait, il faisait rien de mal. Il était juste en famille, justement, sa famille dont il avait été privé si longtemps ; ils viennent, et ils l’abattent.

Il purgeait une peine de combien, si c’est pas trop indiscret ?

A. : Je ne sais pas trop, en fait ; là, il était au bout de sa peine, mais il avait été jugé au mois de janvier, encore pour des vols, et il venait de reprendre quatre ans – mais il le savait même pas lui-même.

Il avait une trentaine d’années, c’est ça ?

A : 37 ans. Il avait trois enfants, il avait eu un petit-fils au début de l’année et il venait d’avoir une petite fille, qu’il ne serrera jamais dans ses bras.

Après le meurtre de ton frère, vous avez réagi très vite ; notamment, toi tu as fait une vidéo. Tu peux nous dire comment ça t’est venu ? On va diffuser le son de cette vidéo, parce qu’elle est bouleversante, et aussi parce que tu avais une dignité que j’ai trouvée incroyable. Tu as tout de suite été dans le combat.

A. : Faut savoir que quand ça nous arrive, on ne peut pas pleurer notre frère, parce qu’on sait que si on se met à pleurer, on sera étouffés de toute façon. La vidéo, elle m’est venue à cause des propos du procureur. Il a dit à mes parents : « J’espère que ça fera pas comme en 2010, des débordements. » En 2010, s’il y a eu des « débordements », c’est parce qu’il y a un jeune Gitan de 22 ans qui a été abattu ici. J’ai dit : en fait, le procureur, il n’a pas à parler comme ça ! Tout ce qu’il attendait de nous, c’était les « débordements ». J’ai eu envie de lui renvoyer la balle, de lui dire : « Non, on se fera pas manipuler. »

Comment tu préfères, toi, qu’on vous appelle : gitans, gens du voyage… ?

A. : Bof, oui, gitans, gens du voyage, c’est comme ça qu’on nous a décrits dès le départ.

En 2010, à St-Aignan–sur–Cher, un jeune de cette communauté a été tué, et il y a eu quelques « débordements », on va dire, ce jour-là – mais ce n’était pas énorme non plus, ce qui s’était passé ; en tout cas, la première réaction du procureur quand ils ont tué ton frère, c’est de vous demander de faire en sorte qu’il n’y ait pas de débordements, quoi.

A. : Il nous a demandé de ne pas faire de débordements, mais on a bien vu que c’était tout ce qu’il attendait, en voyant les cars de CRS qui arrivaient. Quand ça s’est passé, on n’a pas eu le droit de rentrer chez nous, puisque le corps de mon frère est resté jusqu’à minuit ; on est revenus pour prendre des affaires, et là, en voyant juste les cars de CRS, on s’est dit : « Tout ce qu’ils attendent de nous, c’est ça. » Et en plus, on voyait les CRS nous regarder en rigolant… C’était de la provocation. Ils nous provoquaient. On s’est dit : « Si on fait ça… » – bien sûr qu’on a envie de faire ça, évidemment, on est en colère, très en colère, même, et encore à l’heure actuelle –  « Si on fait ça, on va passer encore à la mauvaise étiquette. » Parce que depuis des décennies, ils ne font que ça, nous coller cette étiquette de violence : on est méchants, on n’est pas des gens sociables… et à cause de ça, on meurt ; à cause de ça, on peut pas se défendre. C’est là que j’ai voulu renvoyer au procureur : « Non, justement, on ne se laissera pas faire, et de toute façon, les tueurs doivent être punis. »

Donc tu fais cette vidéo, et assez vite, tu t’es rapprochée des associations de familles ?

A. : Non, même pas. A ce moment-là, on a mis la vidéo en ligne comme ça. On ne savait même pas comment faire pour porter plainte, parce que la justice ne nous dit pas : « Si vous n’êtes pas d’accord, vous pouvez vous constituer partie civile… », enfin toute la procédure. En aucun cas elle ne nous donne les cartes en main. Quand il y a eu cette vidéo, Amal Bentounsi – du collectif Urgence, Notre Police Assassine –  m’a contactée, et m’a tout de suite donné des conseils : comment faire pour être partie civile… elle m’a donné l’idée de la cagnotte ; et de là, on a pu communiquer comme ça. Après j’ai eu d’autres associations comme La voix des Rroms, et j’ai rencontré d’autres familles de victimes aussi.

Et vous avez organisé une manifestation, du coup, assez vite ; une marche, en fait, pour lui, un mois après…

A. : Le 22 avril ; même pas un mois après. On voulait faire cette marche, justement, pour pas que ça coule, puisque sur Blois, voilà, ça a circulé ; nous, on a la mauvais image, alors justement, on doit communiquer là-dessus : que Gitan, délinquant, pas rentré de permission, en aucun cas il ne devait mourir. La peine de mort a été abolie, ça doit être pareil pour tout le monde, et on a voulu faire cette marche pour faire voir que nous aussi on va se lever, et on marchera le temps qu’il faudra marcher, et on ne se laissera pas faire – et en sa mémoire, surtout, parce que voilà, quoi, un mois après, tout le monde continue sa vie, et nous, on ne peut pas. Enfin, il y a une grande injustice.

Comme tu dis, vous ne pourrez pas le pleurer tant qu’on ne vous dira pas qu’effectivement, il a été abattu.

A. : Non. Et ça c’est très dur.

On peut se mettre des œillères, se dire : « Non, la France n’est pas raciste » – mais bien sûr que oui, la France est raciste ! La France ne veut pas des Gitans, ne veut pas des Rroms, ne veut pas des Arabes, des Noirs !

J’ai vu des photos de cette marche ; il y avait pas mal de monde, surtout pour une petite ville comme Blois, c’était surprenant ; et en plus, il y a des collectifs d’un peu partout qui sont venus aussi montrer leur solidarité.

A. : On était environ 250, 300 personnes. Franchement, c’était la première fois que beaucoup d’entre nous, de notre communauté, assistaient à une marche ; ça fait du bien, quand même, de crier ce qu’on a envie de crier, et de leur dire qu’on ne se laissera pas faire.

Et je crois que c’est ce jour-là que tu as tenu à t’arrêter devant le tribunal de Blois ? Je t’ai entendu dire un truc très fort, les mains dans le dos comme si tu étais menottée : que c’était un peu comme si c’était la deuxième fois qu’on le tuait, parce qu’avant déjà, la prison, la justice l’avaient beaucoup tué.

A. : Oui, ça, c’était le 30 mai ; on a fait un rassemblement à Tours. Devant le tribunal de Tours, parce que mon frère, la première fois qu’il a été condamné, c’était à Tours ; et je me dis, depuis l’âge de ses 22 ans, la justice ne lui a laissé aucun répit, aucune chance. Maintenant, ils le criminalisent en disant qu’il était dangereux, mais il a essayé de s’en sortir, il a voulu s’en sortir, il a été travailler, mais à chaque fois on est toujours rattrapé par cette justice. Je me dis que toute la vie de mon frère, ça a été un condamné ; et notre vie à nous aussi, maintenant, parce qu’on est condamnés à la douleur. Et ça, je veux qu’ils le voient, et qu’ils sachent qu’ils ne se débarrasseront pas d’Angelo tant qu’il y aura sa famille. Ce qu’ils ont voulu faire de mon frère, c’est un condamné, en fait.

Ils l’ont toujours condamné, d’une certaine manière.

A. : Oui, la première fois qu’il est passé au tribunal, il a été décrit comme un pauvre voleur de poules. On peut se mettre des œillères, se dire : « Non, la France n’est pas raciste » – mais bien sûr que oui, la France est raciste ! La France ne veut pas des Gitans, ne veut pas des Rroms, ne veut pas des Arabes, des Noirs ! Ben, en fait, on a notre place et on nous doit le respect. On a l’impression de mendier quand on fait des marches ou des minutes de silence, mais moi je ne le prends pas comme ça : on ne mendie pas. C’est ce qu’on nous doit, et on compte bien l’avoir, et on va le prendre.

En plus, il faut dire que du côté de Blois, il y a une grande communauté gitane.

A. : Oui, on est pas mal, il y a de nombreuse familles. Il y avait aussi pas mal de gens de la population, qui voulaient voir ce qu’on voulait, ce qu’on voulait revendiquer. Du coup, on a eu des retombées assez positives, les gens nous sont tombés dans les bras en disant qu’on était des gens géniaux. On se dit : « Voilà, on a passé un cap, même si ce n’est qu’à Blois. » Au moins, on sensibilise les gens, ils voient que ce n’est pas vrai, la mauvaise étiquette.

Comme je te disais tout à l’heure hors antenne, moi j’ai grandi là ; du coup, le racisme dont tu parles, je le connais bien. Je ne suis pas de votre communauté, mais je l’ai vu : il y a un vrai racisme vis-à-vis des tiens. Donc ça fait plaisir d’entendre que la population a compris deux, trois choses, quand même.

A. : Oui, du moins ils commencent à comprendre. Parce que c’est vrai qu’ici, même en tant que femme, quoi, d’aller faire des courses, des fois c’est limite on a l’impression d’entrer au parloir ! On va faire les courses, on est toujours surveillée. C’est l’horreur.

La prison nous a toujours privées d’eux, pour au bout du compte les abattre lâchement.

Tu parlais d’Amal, c’est peut– être encore quelque chose qui vous rapproche : son petit frère aussi a passé son temps à faire des allers et retours en prison avant d’être exécuté pendant une pseudo-cavale.

A. : Ouais. Le jour où Amal m’a appelée, tout de suite ça a été comme une sœur. On se comprend, puisque la prison nous a toujours privées. A l’heure actuelle, on ne peut même pas pleurer nos frères qui sont partis, qu’on ne tiendra jamais dans les bras ; la prison nous a toujours privées d’eux, pour au bout du compte les abattre lâchement.

Tu parlais de La voix des Rroms; ils se sont solidarisés avec vous ? Il y a eu des actions communes ou des prises de parole communes ?

A. : Oui, le 18 mai, à l’Insurrection gitane, j’ai été invitée pour une prise de parole avec Amal contre les violences policières ; et aussi pour avertir la population qu’avec les lois qu’ils ont sorties fin mars, au bout de deux sommations, ils ont le droit de vous abattre. Évidemment, quand il n’y a pas de témoins, ils ne se gêneront pas. Quand je vois pour mon frère, alors  qu’il y avait ma famille, mon petit garçon, ils ne se sont pas gênés. On a le devoir de communiquer là-dessus, de dire que ça pouvait arriver à tout le monde, et que même au bout de deux sommations, maintenant ils peuvent vous abattre. Pour moi la peine de mort a été rétablie en France, sans qu’on le sache.

En plus, d’après ce que tu décris de ce qui s’est passé ce jour-là, il n’y a pas eu de sommations.

A. : C’est ça, il n’y en a pas eu. Donc maintenant, s’ils ont le droit, en plus, ça va être un carnage ! Y a qu’à voir depuis le début de l’année : d’habitude c’était quinze par an, je pense que cette année on va dépasser les quinze.

M. : Je crois qu’on en compte déjà sept ou huit.

A. : Oui, je pense que mars-avril ça a été pire.

Pour moi la peine de mort a été rétablie en France, sans qu’on le sache.

Tu parlais d’une cagnotte ; on peut encore donner ?

A. : Oui, sur Leetchi. C’est Justice pour Angelo. On a aussi ouvert une page Facebook : Justice pour Angelo, pour annoncer chaque prise de parole, ou même quand on participe aux marches.

Tu me disais que vous alliez participer à la marche du 22 juillet ?

A. : Oui, on va à Beaumont-sur-Oise samedi 22 pour Adama.

D’ailleurs on invite tout le monde à y aller, même de loin ; parce que vous, vous êtes quand même pas juste à côté, Blois c’est pas la porte à côté. Mais il faut y aller, parce que comme tu dis : à chaque fois que quelqu’un tombe, ça nous rappelle tous ceux qui sont tombés avant. Ça finit par faire une fraternité entre tous les gens qui ont perdu des proches sous les balles de la police – et ça commence à faire du monde. Donc il faut que ce monde, il se transforme en force.

A. : Comme ils disent dans une vidéo pour Adama : « A un, on fait rien, à mille on fait plus. » C’est ça le truc : il faut qu’on soit tous ensemble, que ce soit pour Adama, pour Angelo… enfin toute les victimes, on a tous le droit à la justice pour nos frères.

En parlant de justice, vous vous êtes constitués partie civile contre ce procureur qui a surtout voulu éviter les débordement et qui a ensuite voulu faire passer Angelo pour quelqu’un de violent, de dangereux et tout ça… elle en est où, votre procédure ?

A. : On s’est constitués partie civile, on a trouvé un avocat, mais le procureur a pris les devants : il a ouvert une enquête, il a saisi les juges, et là, on est en instruction. Mon père et moi, on a déjà été reçus, et ma famille doit être entendue au mois d’août.

C’est instruit à Blois ? A Tours ?

A. : Pour le moment c’est à Blois.

Et tu penses que ça va travailler correctement ?

A. : Pour le moment, la juge fait genre elle veut faire son travail… mais évidemment, on sait bien qu’il faut qu’on se mobilise quand même, parce que la justice, franchement… Personnellement, je n’ai aucun espoir dans la justice, quand on voit la vie de mon frère. Quand je vois la vie qu’il a menée, je me dis : « pourquoi eux, ils vont reconnaître un crime ? » Évidemment qu’il va falloir se battre.

Mais si on ne lui met pas la pression, elle va le faire comme on lui demande de le faire.

A. : Moi je pense. De toute façon, ça c’est sûr : la vérité, c’est ça, les tribunaux. Même au niveau de l’avocat, on n’a pas voulu prendre un avocat du secteur. Depuis toute petite, enfin depuis toujours, on a traîné dans les tribunaux, et on sait très bien comment ça s’y passe.

En gros, souvent, les avocats sont très très copains avec les juges, pour parler clairement.

A. : Moi je pense que les avocats et certains médias mangent ensemble le midi régulièrement.

Une enquête est en cours, mais il n’y a pas de mise en examen des gendarmes ?

A. : Non. Pas de mise en examen, ils exercent toujours.

Ils n’ont pas été suspendus.

A. : Non, ils ont été en garde à vue – enfin en garde à vue, j’aurais bien voulu faire leur garde à vue, mais bon –  du vendredi au samedi matin. Et après ils ont été relâchés, puisqu’ils disent que c’est de la légitime défense. Mon frère aurait opposé une « forte résistance », alors que mes parents n’ont pas entendu un bruit.

On ne savait même pas, ce jour-là, que c’étaient des forces de l’ordre. Quand ils les ont vus arriver, ils ont pensé que c’étaient des… des assassins, en fait.

J’ai aussi lu quelque part que vous n’aviez eu aucun soutien psychologique ?

A. : Non, je me suis déplacée au tribunal justement parce que je me dis : « c’est à vous de nous donner quelque chose », et en fait non, y a rien ; ce qui me met hors de moi, c’est que ma famille est même pas considérée comme victime. Même au moment où ils ont tué mon frère, ils ont fait mettre toute ma famille alignée, avec une mitraillette, fallait qu’ils restent debout, toujours menottés, pendant que les femmes leur donnaient à boire. Ils ont pas à agir comme ça.

C’est monstrueux.

A. : C’est un manque de respect, c’est l’horreur. Mon père n’a pas connu la guerre, mais il a dit : « On se serait cru en Allemagne. » Vraiment, ça a rappelé des trucs qu’on n’a pas connus, des images… c’est vraiment l’horreur. Ils ont été au-dessous de tout. Ça a été des moqueries, aussi. Tout le long, ça a été, sur ma famille : « Fermez– là. » Du moment où ils ont passé le portail jusqu’au moment où ils sont repartis après avoir tué mon frère, il fallait que ma famille la ferme. On ne savait même pas, ce jour-là, que c’étaient des forces de l’ordre. Quand ils les ont vu arriver, ils ont pensé que c’étaient des… ben des assassins, en fait. Et c’est comme ça que ça a fini.

En plus, comme tu dis, si toi, tu ne t’étais pas levée, si vous n’aviez pas décidé de vous lever, et s’il n’y avait pas eu du monde pour se mettre avec vous, c’était parti pour être enterré aussi sec. Ils l’ont tué, ils s’en vont, et il ne se passe rien, en fait.

A. : Ben non, il ne se passe rien ; en plus, dans les journaux, ça a été tout de suite : « Un gitan en cavale ». C’est pour dire, dans la tête de la population : un Gitan ? – C’est pas grave ! Et il était en cavale en plus ? Il était délinquant ? Ils ont criminalisé mon frère, mais bien à leur façon.

C’est un truc qu’on retrouve hélas dans toutes les histoires. Il font toujours passer la victime pour le coupable et tentent toujours de salir sa mémoire, de salir ses proches… Ils racontent toujours qu’il était drogué, ou violent ; ils trouvent toujours de bonnes raisons pour justifier qu’ils ont appliqué la peine de mort.

A. : Oui, j’ai rencontré pas mal de familles de victimes depuis, et on vit la même chose. Les façons d’agir sont toujours les mêmes. Mon frère a pris sept balles dans le corps ; quand il est tombé, ils l’ont menotté. Vraiment aucun respect. Après toute la prison qu’il a fait, il est pas rentré de permission, ils viennent, ils le tuent et ils le menottent. Condamné jusqu’au bout, en fait. J’ai rencontré d’autres familles de victimes à qui c’est arrivé ; après la mort d’Adama aussi, il était aussi toujours menotté.

L’autre truc, c’est le racisme : ça touche toujours les mêmes. Vous, on pourrait croire, comme ça, vu de loin, que vous êtes mieux « intégrés », plus acceptés – parce que plus blancs, peut– être –  ; mais pas du tout. Vous êtes exactement dans le même cas.

A. : J’ai été choquée, au départ, enfin ça m’a interpellée, la réaction des gens qui disaient : « Vous aussi, les Gitans ? » Mais moi, il y a trente ans, le cousin de mon père se faisait tuer d’une balle dans la tête à Blois. On l’a toujours vécu sans trop en parler. Je me dis, maintenant, faut stopper, faut que ça s’arrête. Dans toutes les communautés discriminées – parce qu’on est tous pareils, en fait.

C’est très important de le dire : il ne faut pas croire qu’il y a des gens qui souffrent moins que d’autres du racisme d’État – parce que là, c’est vraiment ça : c’est la police qui exécute des gens. Il s’applique à toutes les communautés.

A. : Faut dénoncer, faut se mobiliser ensemble. Même s’il arrive des fois qu’on ne soit pas beaucoup, même s’il y a des pertes de moral, il faut le faire. Pour éviter que d’autres familles se retrouvent à notre place. Maintenant, on a les réseaux sociaux : heureusement ! Mais combien de familles doivent vivre comme ça, étouffées ? Combien de familles n’ont jamais eu l’occasion de prendre la parole ? La justice nous dit pas de se constituer partie civile… Je pense qu’il y a pas mal de familles qui se sont pas levées à cause de ça.

On parlait de prison – en ce moment on parle des violences policières, mais on sait qu’en prison, hélas, c’est pareil : il y a un suicide tous les trois jours en prison, mais tous ceux qui connaissent un peu la prison savent très bien que certains de ces suicides ne sont pas clairs du tout. Il y a aussi des morts en prison qui sont sans doute des assassinats.

A.: Je pense, oui, avec aussi la pression psychologique… Rien que des fois, en allant au parloir, on voit la mentalité des surveillants.

Faut dénoncer, faut se mobiliser ensemble. Même s’il arrive des fois qu’on ne soit pas beaucoup, même s’il y a des pertes de moral, il faut le faire.

Rappelons que pour vous soutenir, il y a cette page Facebook : Justice pour Angelo.

A. : La page Justice pour Angelo sur FB, la cagnotte Leetchi pour les frais de justice et les événements, et on a aussi une pétition à signer et à partager sur la page.

Vous avez prévu d’autres marches, d’autres actions ?

A. : Non, pour le moment on a rien prévu. On attend d’être entendus. Surtout ma famille, qui est citée comme témoins ; c’est ce qui est le plus important.

Il me reste à te souhaiter beaucoup de force ; on est avec vous. Hésite pas à nous contacter, que ce soit l’Envolée ou la radio, pour qu’on vous file des coups de main ; dès que vous voulez dire quelque chose, hésitez pas, on est là pour ça. Salue ta famille pour nous. Force à vous.

A. : Merci de faire ce que vous faites.

On fait pas grand-chose, tu sais ; on est juste un relais.

A. : C’est quand même bien ; parce que c’est rare.

Interview réalisée dans le cadre de la journée « Adama, un an après » sur les  ondes de Canal Sud Radio et de La Locale

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