« Cinquante ans qu’on nous tue dans les quartiers, dans les maisons d’arrêt » Entretien avec Amal Bentounsi, sœur d’Amine Bentounsi tué par la police
Pour contribuer à contrer la com’ policière qui se déverse ces jours-ci partout dans la presse, nous publions la retranscription d’un entretien avec Amal Bentounsi à l’émission parisienne de l’Envolée et publié dans le numéro 43 du journal. Force, courage et détermination à elle, à tous ceux et celles qui ont perdu un proche sous les mains policières ou matonnes, à tous ceux et celles qui tentent de s’organiser contre la violence d’Etat pendant ce mouvement social et le reste du temps.
« Le procès du policier qui a tué mon frère d’une balle dans le dos a eu lieu du 11 au 15 janvier. Il a été la démonstration magistrale des dessous de la police, de ce qui se passe vraiment : quand il y a des crimes policiers, ce ne sont jamais des bavures, forcément c’est volontaire, et forcément il y a des mensonges, des soutiens… Ce procès démontrera que mon frère a pris une balle dans le dos, comme des témoins l’ont affirmé : à aucun moment, il n’a porté atteinte à la vie de ce policier qui a menti du début jusqu’à la fin, comme ses collègues qui ont menti sous serment. Pour une fois, on a aussi mis sur écoute des policiers : ces écoutes révèlent le racisme au sein de la police, la pression des syndicats policiers qui avait été faite à l’IGS [l’inspection générale des services] – parce que pour une fois, l’IGS avait fait son travail correctement, à la suite de l’instruction de ce juge –, et aussi qu’il n’y a eu aucune empathie envers nous, la famille, et le mort qui a été tué. Tous les jours, c’était des révélations, notamment sur la personnalité du policier, un gros manipulateur, un gros menteur… On y croyait dur comme fer, on s’est dit que ce policier allait être condamné, et en fait au final, il a été acquitté.
Le ton avait été donné au début de l’audience, puisque Merchat, l’avocat du policier, avait récusé tous les jurés qui avaient un nom à consonance maghrébine. On n’a pas eu la possibilité de dire quoi que ce soit, c’est la loi. Je me suis renseignée sur le président de la cour, Jean-Marc Elier, qui influence les jurés : c’est le même qui avait prononcé un non-lieu dans l’affaire d’Ali Ziri, un retraité de 69 ans mort des suites d’une clé d’étranglement par des policiers à Argenteuil (1)…
Ce que je tiens à souligner aussi, c’est que pour une fois, le parquet – le procureur et l’avocat général – a été du côté des parties civiles, de la famille des victimes, ce qui est rarissime : en ce sens, je me dis que le travail qu’on a fait avec la famille a payé, le bruit qu’on a fait tout autour de nous, le site internet, les réseaux sociaux, les petites radios. Mais bon, dans cette affaire-là, vu les faits, il était vraiment impossible de défendre l’indéfendable : tout était à charge contre ce policier, donc ça m’aurait aussi étonnée que l’avocat général ne soit pas avec la partie civile – enfin, on l’a déjà vu dans d’autres affaires.
Je me dis que si on ne fait rien, ça continuera ; ça fait déjà plus de cinquante ans qu’on nous tue dans les quartiers, dans les maisons d’arrêt. Il faut sortir, il faut crier, le dire de différentes façons, et c’est comme ça qu’un jour on y arrivera, petit à petit. La version policière qu’on a dans les médias, c’est toujours la même, c’est toujours le gentil policier qui a tiré sur le dangereux malfaiteur. Aujourd’hui, n’importe qui qui meurt entre les mains de la police devient un malfaiteur, quelqu’un qui a mal agi, et presque à la limite on justifierait la mort de cette personne-là, donc de la victime. Dans le cas d’Ali Ziri, c’est le fait qu’il ait bu un coup de trop, pour Wissam El Yamni (2), c’est qu’il aurait jeté une pierre le jour de l’an, après avoir bu un coup… Mais est-ce qu’on mérite de mourir pour ça ?
Mon frère, c’était le client parfait, parce qu’il avait un passé, mais on ne réduit pas quelqu’un à son passé, c’est les faits qui comptent… Les « faits », c’est qu’à ce moment, il aurait été armé. J’ai quand même des doutes, parce qu’il n’y a pas d’empreintes sur l’arme, pas d’empreintes sur la grenade, donc ça fait beaucoup d’éléments… Je pars du principe que s’ils ont menti dès le départ sur beaucoup de choses, ils ont menti sur tout. Ça a été dit au procès : ils ont même falsifié la scène du crime. Les douilles ont été changées de place, et il y a deux douilles qui manquent… Et en ce qui concerne le passé de mon frère, j’estime qu’il avait déjà payé sa dette envers la société. On ne lui a jamais fait de cadeau, la prison l’a détruit…Toute sa vie, ils ont été sans pitié, les peines qui ont été prononcées sont pires que s’il avait tué quelqu’un, alors qu’il n’a jamais eu de sang sur les mains. La prison ça tue, ça tue socialement, ça tue psychologiquement, et quand tu sors de là, tu n’as plus de repères. En plus de l’avoir emprisonné, ils lui ont interdit pendant dix ans d’aller dans la ville où toute sa famille habite. Ils l’ont tué deux fois, une fois psychologiquement et socialement à 13 ans à sa première peine, et une deuxième fois, physiquement, à 28 ans… Et quand je vois les policiers qui tuent, qui mentent et se prennent pour des cowboys, pour des héros… Dans l’affaire de mon frère, l’avocat général a requis cinq ans de sursis et qu’il arrête son métier. Je me dis, même si c’est une condamnation, c’est du foutage de gueule. Quand tu es policier aujourd’hui, tout est permis. On veut les condamner, mais à un petit quelque chose, pas à de la peine de prison. Ils devraient en manger, qu’ils goûtent un petit peu à ce qu’ils font aux gens…
Le message que j’ai envie de faire passer, c’est que les gens doivent se mobiliser. Il faut qu’ils prennent conscience que ça n’arrive pas qu’aux autres : ça va s’étendre à tout le monde, surtout dans le contexte actuel, celui de l’état policier qui est en train de s’installer. Avant, c’était les jeunes de banlieue, les gens issus de l’immigration, maintenant c’est les musulmans, tout est mis dans ce truc-là. Et aussi les gens qui manifestent, qui se réunissent, qui viennent troubler l’ordre public : on ne peut même plus s’engager pour des causes, celui qui lutte pour l’écologie peut être amené à se faire tabasser, à ne pas pouvoir aller manifester, ou à devoir rester chez lui. Surtout, il ne faut pas s’endormir dans son coin, dans les réseaux sociaux, à se dire « j’aime, j’aime pas »… Encore une manière de nous endormir, de faire qu’on ne s’engage pas physiquement, sur le terrain. C’est bien d’utiliser les réseaux sociaux à bon escient, mais pas trop non plus. […]
Je n’ai pas envie de leur faire de cadeaux : mon frère, ils l’ont détruit, ils l’ont tué, maintenant il n’est plus là pour se défendre, et comme je leur ai dit : « je deviendrai comme un poison dans votre vie ». Il faut créer un rapport de force, et si nous, les familles des victimes, on ne le crée pas, qui va le faire ? J’espère que ça va donner du courage à d’autres familles, parce que c’est toujours la peur qui domine dans ces cas-là, mais il faut une réaction tout de suite. Je vois comment ça a porté ses fruits dans l’affaire de mon frère : au départ, j’ai avalé la version policière : « Mon frère a joué le con, il a braqué, il a perdu. » C’était la version que j’avais eue à travers les médias. Et en fait, après, en cherchant, je me suis dit : « Mais ce n’est pas possible, mon frère il n’était pas aussi teubé. » Pendant trois mois, j’ai cherché, j’ai fait des appels à témoins sur place avec un mégaphone. Quand il s’agit des flics, les témoins ont peur de témoigner, mais comme j’ai manifesté pendant plusieurs mois, ils ont fini par culpabiliser de ne pas venir : d’un témoin, on est passé à six ! Six témoins qui voient la même chose, et ne se connaissent ni d’Eve ni d’Adam, que je n’ai jamais rencontrés ― je leur avais demandé de s’adresser directement au juge, parce que des fois ils utilisent ça en disant : « Non, mais c’est des témoins qui ont été influencés par la famille… »
Il y a aussi l’affaire de Belkacem, un jeune homme qui soi-disant était terroriste, qui est mort, et il y en aura beaucoup d’autres ; si les gens ne parlent pas, s’il y a une chape de plomb, on ne saura jamais la vérité. Il faut aller au-delà de cette peur, parler pour la vérité, pour les victimes, pour leur famille… c’est important, ce ne sont pas des chiens qui sont morts ! Et même pour nous, pour qu’on puisse faire notre deuil. Personnellement, mon deuil, je ne l’ai pas fait, parce que pour moi, ce flic, il vit encore. Il a pleuré tout au long du procès… C’est du foutage de gueule, sachant que c’est nous qui avons perdu un proche… Je le regardais et j’avais envie de lui dire : « Pauvre type, tu n’as même pas honte. » L’appel a été fait par le parquet. On n’a pas de dates encore, mais ça devrait être très rapide. D’où l’importance d’une mobilisation pendant le procès qui se tiendra à Paris. »
Cet entretien est disponible dans son intégralité sur le site, dans l’enregistrement de l’émission radio l’Envolée du 29 janvier 2016. Amal anime le blog du collectif Urgence, notre police assassine : urgence-notre-police-assassine.fr
- Le pourvoi de la famille en cassation a été rejeté le 16 février, le dossier est donc clos pour la justice.
- Wissam El Yamni est mort après avoir été tabassé par la police à Clermont-Ferrand, le 1er janvier 2012 voir : www.justicepourwissam.com
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