Notes sur la place des femmes dans le « procès de l’évasion de Moulins »

Une amie qui a assisté elle aussi au procès nous propose une contribution, sur un point important que nous n’avions pas eu le temps de développer sur le vif dans le cadre du numéro 35. Nous le publions tel quel :

Un procès est toujours un condensé du monde social, un moment où les rapports de classes apparaissent presque à nu. Ce procès, quel que soit par ailleurs son caractère exceptionnel compte tenu de la personnalité des accusés et des faits (une évasion), n’a pas échappé à cela et a fait ressortir aussi le caractère sexiste de la justice, et de la société toute entière.

Il ne s’agit pas ici de parler à la place de Sylvie et Nadia ou d’imaginer les raisons de leurs actes, ni d’en faire les « vraies » héroïnes de cette histoire. Il s’agit de comprendre qu’il y a certainement beaucoup de choses qu’elles n’ont pas pu dire, beaucoup de facettes d’elles-mêmes qu’elles n’ont pas pu montrer, coincées qu’elles étaient dans leur rôle de femmes, rôle assigné par la société et réassigné par la justice.

Les deux femmes accusées sont aussi des femmes d’accusés. Avant d’être en prison elles-mêmes, elles étaient des femmes de taulard, avec la vie qui va avec : elles élèvent seules leurs mômes, gèrent les complexités administratives de la Pénitentiaire, parcourent des milliers de kilomètres par an pour aller voir leur mec au gré des transferts et dormir dans des hôtels plus ou moins pourris, sont souvent mal vues par leurs proches et le reste de la société, et doivent toujours « assurer » au parloir. Souvent elles doivent obéir aux injonctions de leur mec enfermé, y compris dans leur vie de tous les jours, subir les jalousies et incompréhensions des mecs qui évidemment souffrent plus car eux sont enfermés, et obéir à leurs demandes : « fais ça pour moi ». Elles sont presque « doublement » dominées du fait que leur mec est enfermé. Une phrase d’Eugène (une parmi tant d’autres), résume bien cette condition : « je préfère la savoir en compagnie d’une mère de famille plutôt qu’en boite de nuit ».

Ces deux femmes se retrouvent donc dans cette histoire parce que leur mec y est, ça c’est le machisme de la société. Le machisme de la justice va consister, pour l’accusation comme pour la défense et aussi pour le juge, à ne surtout pas les faire sortir de leur rôle de femme soumise, irresponsable, aveuglée par l’amour ou manipulée : des pauvres filles qui ne savaient pas ce qu’elles faisaient. Mais l’ironie, c’est que c’est en endossant elles-mêmes ce rôle qu’elle peuvent s’en sortir au mieux.

Comme dans les films, la femme du héros reste une potiche, même si elle l’a aidé à s’évader : on lui parle comme à une petite fille. Le juge, qui s’adresse à Khider avec un certain respect (c’est lui le héros, et même le juge le respecte), parle aux deux femmes avec une condescendance hyper paternaliste souvent insupportable. Sylvie, qui dans la réalité ne colle pas tout à fait au rôle de potiche du fait de son engagement anticarcéral, est contrainte, pour espérer sortir de prison, de se soumettre au rôle social qui lui revient et qui sera sa rédemption : celui d’une fille qui retourne dans le giron de sa famille et retrouve le droit chemin, celui d’une mère qui va pouvoir s’occuper de ses enfants, et comprendre qu’elle n’aurait jamais dû « préférer penser à son homme plutôt qu’à ses enfants » comme l’a dit sa mère au procès. Et si elle avait aussi pensé à elle en faisant ça ? impossible, car une femme n’aime pas un homme de cette manière, elle l’aime aveuglément et passionnément. Et si elle avait aussi fait ça parce qu’elle déteste la prison ? Non, son beau frère qui va l’embaucher dans sa boite quand elle sortira, affirme que s’il l’aide, c’est qu’il a compris qu’elle n’a pas fait cela « contre la prison, la justice et la société », mais « par amour ».

Les femmes sont enfermées par la justice dans un rôle qui croise la bonne mère de famille et l’héroïne nunuche d’un conte de fées où le prince charmant serait en prison. Elles n’agissent jamais de manière rationnelle mais uniquement en fonction de leurs affects. D’ailleurs, elles sont coincées dans tous les cas : si elles sont manipulées, ce sont les autres qui prennent, si elles sont responsables, ce sont elles qui prennent, donc autant dire qu’elles sont responsables mais un peu benêtes (amoureuses)… Nadia et Sylvie ont au moins refusées le rôle de femmes manipulées.

C’est pourquoi il revient aussi à la défense de dépeindre cette condition féminine, pour un portrait à décharge. Il est vrai que l’avocate de Nadia est aussi une femme et qu’elle peut donc mieux comprendre sa cliente qui évolue comme elle dans le monde romantique et merveilleux des femmes (bien que l’une vienne d’une cité pourrie et vraisemblablement pas l’autre). Par exemple dans ce monde on « ne connaît rien aux armes à feu » car on est une femme ; on se maque avec un taulard parce qu’on veut avoir un homme « rien que pour soi »…Sexisme ordinaire et psychologie de comptoir, bienvenue dans une cour d’assise. Nadia est une pauvre bécasse romantique et Sylvie surtout « pas une militante », elles vont donc pouvoir sortir pour continuer à exister pour les autres, pas pour leur mec cette fois, mais pour leur famille et leurs enfants…et surtout pas pour elles-mêmes.

Il arrive souvent que les accusés, même hommes, soient obligés de présenter au tribunal un gentil profil de personne bien intégrée pour s’en sortir au mieux, mais quand il s’agit de femmes, cela semble…comment dire…bien plus « naturel ».

De manière générale, les femmes sont aussi « celles qui souffrent le plus » car elles ont beaucoup d’empathie et aussi parce qu’elles doivent se soucier de leurs enfants avant tout. Deux exemples dans ce procès parmi les femmes de victimes pris en otage. Madame Dubois retrouve son mari même pas traumatisé (c’est inquiétant) mais c’est elle qui subit ce jour-là l’attente, la peur pour l’être aimé (et pour le père de famille). Elle raconte comment elle doit gérer les enfants le soir et le lendemain à l’école, se soucier du fait que les petits camarades ne savent pas que le papa s’est fait enlever, subir les moqueries des gendarmes « vous savez madame parfois les maris vont s’amuser un peu… » Deuxième exemple : la femme SPIP du maton. Nourrie par l’empathie et le partage de la même condition, elle demande à la barre que les femmes accusées soient libérées car « la place d’une mère est auprès de ses enfants ». (Et la place d’un père c’est où, bordel ?) Tout comme la plaidoirie sexiste de l’avocate de Nadia, cette parole a une vraie efficience, c’est la parole d’une femme qui parle avec le cœur. On pourrait se réjouir du fait que la justice ait du cœur, si ce n’était pas une fois de plus pour remettre ces femmes à la place que la société leur a fixée.

Tout ce qui a été dit sur « les femmes » dans ce procès, individuellement ou en général, n’est pas faux, loin de là, et malheureusement. Les tribunaux sont des miroirs grossissants des rapports sociaux, c’est effectivement parce qu’elles sont des femmes de taulard (et des femmes de « bandits ») qu’elles se sont retrouvées à cette place dans le box. Mais on retrouve ici, y compris dans la bouches des avocats et des juges, les pires lieux communs machistes et les pires images essentialistes de « la femme ».

Sylvie est sortie, et reprend le combat. L’émission Papillon s’est entretenue avec elle, vous pouvez écouter cet entretien : Papillon – Entretien avec Sylvie


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