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  • Chronique des luttes au CD de Roanne, octobre 2011-octobre 2012

    Parue dans l’Envolée n°33, octobre 2012 : Dossier sur les luttes récentes

     MOUVEMENTS AU CENTRE DE DÉTENTION DE ROANNE

     Dans l’Envolée n°30, nous avons publié l’interview d’un ancien prisonnier qui parlait de ses trois années passées au centre de détention (CD) de Roanne (Loire). Nous avions alors retenu de cette taule nouvellement construite, « grand confort », que c’était une version très aboutie de la carotte et du bâton. A priori, ça marche, puisque le CD de Roanne se donne des airs de « maison de retraite »… Du moins, c’est ce qui se dit ! Mais au bout d’un an, le vernis s’est effrité lorsque des évènements exprimant le ras-le-bol des prisonniers nous ont été communiqués. Nous partageons ici avec vous les luttes qui ont animé le CD de Roanne de fin 2011 à mi-2012 et suscité des soutiens réguliers alentour.

    La petite chronique est suivi d’une lettre sortie en Juin 2012 du quartier D0 du CD de Roanne.

    A NOUS DE JOUER !

    De nombreux prisonniers galèrent (souvent depuis plus d’un an) pour obtenir des aménagements de peine et des permissions de sortie, qui sont soumis à l’avis d’un expert psychiatre . Or, ce monsieur est débordé ! Des prisonniers, des proches , parfois des avocats et l’Observatoire international des prisons (OIP) font pression sur l’administration pénitentiaire (AP) et ses collaborateurs pour faire bouger la situation. Une vague d’expertises psy est soudain organisée afin de ne pas discréditer l’organisation locale du suivi socio-judiciaire. Cependant une question de fond reste sans réponse : comment lutter contre le suivi socio – judiciaire comme rouage du système carcéral ?

    NOVEMBRE 2011

    Gurbet Askaroglu, prisonnier au CD, est à l’initiative de pétitions pour dénoncer le fonctionnement des parloirs, et notamment des parloirs UVF (unités de vie familiale), des fouilles, du travail aux ateliers, etc. La répression de l’AP locale est immédiate. Vous trouverez dans ces pages une lettre dans laquelle il raconte les procédés utilisés par les surveillants couverts par la hiérarchie pour rendre tricard un prisonnier au sein de la détention*. D’ailleurs, les surveillants ne tardent pas à lui reprocher ses soutiens extérieurs. Contacté par téléphone par le collectif Papillon, Georges Boyer, directeur du CD, est agacé : « Mais vous, là ! l’Envolée, Papillon ! vous n’avez pas votre mot à dire sur ma manière de gérer mon établissement. » Gurbet sera enfermé trois mois au quartier d’isolement puis au bâtiment 0 (D0) dont il dénoncera le régime portes fermées, jusqu’à ce qu’il obtienne un transfert dans la foulée des luttes de juillet décrites ci-après.

    25 AVRIL 2012

    Des prisonniers rendent publique par le biais de divers collectifs une lettre ouverte de revendications à l’AP et à la juge d’application des peines du tribunal de Roanne, Ludivine Chetail**. Elle est reprise dans les médias locaux. Pour éviter les répressions et peut-être pour faire durer la lutte, les prisonniers ont choisi l’anonymat. Entre autres, les revendications portent sur l’abolition des expertises psychiatriques, la fermeture immédiate des quartiers d’isolement et disciplinaire, la fermeture du prétoire, l’accès libre aux parloirs, l’arrêt des fouilles à nu, etc. La direction de l’AP roannaise fait la sourde oreille et joue la grande muette. Elle est agacée de ne pas réussir à identifier les prisonniers collectivement signataires de la lettre de revendications.

    6 MAI 2012

    Un rassemblement a lieu aux abords du CD pour exprimer une solidarité avec les prisonniers de Roanne. D’ailleurs, ce week-end-là est plutôt tendu, marqué par plusieurs altercations entre prisonniers et surveillants et une tentative de suicide à l’intérieur.

    MI-JUIN 2012

    Un des prisonniers accusés de violence lors de ce week-end mouvementé passe en procès au tribunal de Roanne***. Lui aussi a déjà connu les joies du mitard et du D0. Pour sa défense, cinq détenus se solidarisent et transmettent des lettres à son avocat. Toutes témoignent des provocations répétées d’une bande de surveillants dont il a fait l’objet. Elles confirment aussi les violences physiques et psychologiques subies, déjà rapportées par sa famille à des collectifs anticarcéraux. Malgré ces éléments, ce prisonnier écopera d’une peine supplémentaire de deux années pour violence sur maton. Ce procès révèle les connivences quasi organiques entre les représentants de la justice et la matonnerie de Roanne quand il s’agit de réprimer les prisonniers récalcitrants. Des collectifs anticarcéraux harcèlent l’AP roannaise de coups de téléphone et de courriers pour tenter de briser l’isolement dans lequel la direction de Roanne veut le maintenir. Si ce mode de soutien reste dérisoire, l’agacement des geôliers est néanmoins palpable : les hauts murs du CD ne suffisent plus tout à fait à cacher les réalités de la taule.

    FIN JUIN 2012

    Un prisonnier écrit une lettre pour alerter et dénoncer le quotidien au D0. Du fait de la censure du courrier, des collectifs anticarcéraux n’en prendront connaissance que début septembre 2012. Son contenu préfigure les évènements qui vont suivre… (ndlr : vous pouvez lire cette lettre sur le site)

    4 JUILLET 2012

    Quatre prisonniers du D0 refusent de remonter de promenade. En effet, la direction de Roanne vient de pondre une note de service instaurant de nouvelles règles défavorables aux prisonniers. Elle refuse le dialogue, ordonne une répression sévère du mouvement et le transfert des quatre au mitard . Depuis les cellules, des prisonniers lancent des projectiles (savon, bouteilles de shampoing…) sur les matons tandis que d’autres filment la scène clandestinement afin de la diffuser le plus largement possible. Ils l’accompagnent d’une lettre explicative pour affirmer leur solidarité. La vidéo tourne sur des sites Internet, accompagnée d’appels à se solidariser. La matonnerie se prétend quant à elle piégée. La méthode de répression qu’elle emploie n’a pourtant rien d’exceptionnel. La singularité, c’est qu’elle est vue hors les murs.

    Pendant une semaine, les « tensions à la prison de Roanne » sont évoquées dans la presse locale, sur Internet et sur France 3 Saint-Etienne, et pour une fois pas uniquement du point de vue des geôliers. Nous apprendrons après coup la violence du transfert des quatre au mitard : tête cognée contre les portes pendant le trajet, absence de soins médicaux, harcèlement (réveil à plusieurs reprises chaque nuit, coupure d’eau…)****.

    NUIT DU 12 AU 13 JUILLET 2012

    Des tracts sont placardés dans le centre-ville de Roanne et aux abords de la prison. Le texte revient sur les événements du 4 juillet pour dénoncer le système carcéral et donner les noms des matons qui tabassent. Si le réveil à Roanne est pour le moins inhabituel, nous savons maintenant qui fait quoi dans cette taule.

    SAMEDI 14 ET DIMANCHE 15 JUILLET 2012

    Les surveillants se vengent à leur manière, exacerbent les tensions, et créent l’insécurité dont ils se plaignent tant : ils ferment la détention, suppriment les promenades pour l’ensemble des prisonniers et tentent de les confiner dans leurs cellules. Toutes les activités sont bloquées. Ils empêchent également le déroulement des parloirs : les proches venus rendre visite aux prisonniers attendent devant la porte pendant trois heures jusqu’à ce que le premier tour de parloir ait finalement lieu à 17 h 30. Les autres tours sont annulés ; et peu importe les kilomètres parcourus par les proches !

    Les équipes régionales d’intervention et de sécurité (Eris) sont appelées en renfort pour le week-end. La distribution de la gamelle est repoussée à 21 h 30. Pourtant, les prisonniers ne lâchent pas l’affaire, et certains protestent avec les moyens dont ils disposent. Des départs de feu se produisent. Le dimanche 15, certains s’apprêtent à bloquer leurs étages pour ne pas être de nouveau confinés en cellule. Ils obtiennent rapidement des garanties de la direction à ce sujet.

    UN PEU PARTOUT…

    Durant l’été, des réunions publiques sont organisées dans quelques villes pour parler et faire parler de ces événements. Le 30 juillet 2012, une balade en solidarité avec les prisonniers de Roanne a lieu dans les rues de Lyon. Le quartier de la Guillotière est recouvert de tags et des tracts sont distribués : ils évoquent les turbulences survenues récemment dans diverses prisons , expriment un point de vue anticarcéral et appellent à se solidariser avec les luttes des prisonniers . Un rassemblement a lieu dans la foulée devant la direction régionale du Service pénitentiaire d’insertion et de probation (Spip), dont les personnels sont incommodés dans leur sale besogne par du bruit, des tags, du produit puant, et une banderole « solidarité avec les prisonniers en lutte ».

    Dans la nuit du 20 au 21 août, le tribunal de Roanne est tagué : « Feu aux prisons. V., tu veux des balances, tu n’auras que notre haine ». Le procureur, perspicace, annonce dans la presse locale qu’il pense que cette décoration est « probablement liée aux incidents récents à la prison de Roanne ». Une nouvelle fois, la municipalité dépêche ses services techniques pour ôter ses mots que la justice et l’AP ne veulent donner à voir !

    Nous tirons deux conclusions de ces luttes de Roanne. Pour être plus fortes, les luttes ne doivent pas être isolées entre elles et doivent se renforcer de taule en taule. Elles doivent également trouver des soutiens extérieurs pour être relayées et renforcées. Dedans comme dehors, les attaques contre l’AP et la matonnerie gagnent en efficacité si elles sont régulières, multiformes et tiennent compte du contexte, pour inverser le rapport de force et soutenir les prisonniers en lutte (mais pas que !) qui le souhaitent.

    Depuis l’extérieur, faire circuler des informations et des messages ne suffit pas pour donner de la force à la lutte contre les prisons. Les idées ne manquent pas : organiser des manifs , des réunions publiques, imaginer des actions, faire des affichages, écrire des lettres et des courriers pour harceler l’AP, les Spip, les médecins de l’UCSA, les entreprises cogestionnaires du système carcéral, etc .

    notes :

    * Nous ne publions pas sur ce site internet la totalité des articles qui figurent dans le journal, mais vous pouvez lire le récit original et complet de Gurbet Askaroglu ici : http://lenumerozero.lautre.net/article2434.html

    ** Vous pouvez lire cette lettre de revendications ici : http://lenumerozero.lautre.net/article2401.html

    *** Vous pouvez lire un compte-rendu de ce procès ici : http://lenumerozero.lautre.net/article2431.html

    **** Vous pouvez voir la vidéo et la lettre l’accompagnant ici : http://rebellyon.info/Violences-penitentiaires-au-Centre.html et écouter l’interview d’un des quatre prisonniers ayant participé au blocage ici : http://lenumerozero.lautre.net/article2473.html

     

    Lettre d’un prisonnier incarcéré au D0 :

    CD de Roanne, 21 juin 2012, à 19 h 36

    « Madame, Monsieur,

    Bonjour, Je vous écris ce courrier car la situation du D0 du CD de Roanne où je suis actuellement incarcéré est invivable au quotidien. La plupart des surveillants, sans généraliser, sont toujours sur la défensive avec comme seule optique de toujours prendre le dessus verbalement sur les détenus du D0, parce qu’ayant été au E 3e étage, les surveillants n’étaient pas du tout comme ça. De plus je ne suis pas rentré de permission et depuis on m’en veut. Pour aller à la cabine téléphonique, même ayant mis le drapeau et sans taper à la porte, c’est toujours pareil, aucune réponse, et après, ils s’étonnent de retrouver des téléphones portables dans les cellules des détenus. Pour laver ses habits, je ne vous en parle pas, je crois que traverser le Pacifique à la nage serait plus facile. Tout ça pour vous dire que franchement, là c’est trop. Au point que j’en suis arrivé à me dire que j’étais bien mieux en maison d’arrêt, alors que logiquement ça devrait être le contraire.

    Sur ce, je vous remercie d’avance. Je vous remercie d’avoir pris le temps de lire ce courrier, parce que la situation se dégrade de jour en jour et c’est nous qui payons les pots cassés. » ANONYME

    A lire aussi la lettre de Nabil depuis le quartier d’isolement du CD de Roanne

    Vous pouvez aussi lire l’introduction plus générale au dossier sur les luttes qui ont lieu durant l’année 2012 « on est pas des chiens » publiée dans le numéro 33

     

     

  • « On est pas des chiens », dossier sur les mouvements en 2012

    Introduction du dossier sur les récents mouvements contre la prison, paru dans l’Envolée n°33, octobre 2012.

     « On est pas des chiens »

    Les prisonniers qui se sont mobilisés dans les récents mouvements dénoncent les conditions de « vie » à l’intérieur, mais de façon si concrète, si loin de la langue de bois ou du mensonge qu’ils posent en même temps la question fondamentale de l’enfermement lui-même.

    Beaucoup de prisonniers se sont retrouvés dans le refus de tous les aspects de la situation carcérale, qu’il s’agisse de la fréquence et des conditions des parloirs et des promenades, de l’absence d’activités, du prix des cantines et de la télévision, des conditions de travail, de la fermeture des cellules pendant la journée, des aménagements de peines inexistants, des refus de transfert. Ils dénoncent aussi l’existence des quartiers d’isolement, des prétoires et du mitard : bref, de tout ce qui fait l’enfermement.

    Ces refus largement partagés ont pris des formes très diverses : pétition collective à Ducos ou à Argentan, blocage à Seysses, révolte à Vezin, agitations diverses, pétition collective et diffusion médiatique d’agissements de l’AP à Roanne, blocage des ateliers à Annœullin. Pour les prisonniers, à chaque fois, il s’est agi de faire la lumière sur ce qui se passe en prison, sur la réalité de l’univers carcéral et judiciaire, et en même temps d’instaurer un rapport de force qui leur permette de résister à la toute-puissance des enfermeurs.

     Lorsque des médias officiels accordent une certaine publicité à de tels événements, ce n’est que pour les faire sombrer dans l’immédiateté spectaculaire du fait divers Kleenex. Au pire, ils servent d’arguments aux matons pour appuyer leurs revendications syndicales relatives au « manque de personnel et de moyens » face à des prisonniers dangereux – et rappeler une fois de plus « l’extrême pénibilité de leur métier ». Et lorsque des prisonniers sortent eux-mêmes des images clandestinement – avec tous les risques que cela comporte –, ces images sont à leur tour avalées et digérées par le dispositif médiatique. Qui se souvient encore de la vidéo réalisée par des prisonniers de Fleury il y a un peu plus d’un an et diffusée à la télévision ? Une image de plus, montrant une violence ordinaire dans un lieu qui, pour le spectateur, est nécessairement violent du fait même des personnes qui y sont enfermées.

    Les prisonniers du centre de détention de Roanne qui ont réussi à diffuser une vidéo sur YouTube en juillet dernier ont tenté de contourner cette difficulté : cette vidéo est accompagnée d’un texte rédigé par des prisonniers pour expliquer les événements qui ont conduit à l’intervention violente des matons. Ils évoquent au passage le sort réservé aux prisonniers, frappés et emmenés de force au mitard. La vidéo permet ainsi de rendre visible l’antagonisme entre les prisonniers et leurs geôliers – une conflictualité souvent masquée par une apparence de paix sociale. Elle laisse entrevoir une histoire collective qui s’inscrit dans le temps, et c’est cela qu’il s’agit de faire vivre aujourd’hui. Dans ce cas de figure, lorsque les événements se répètent, se font écho, ou lorsqu’ils sont mis en avant par des relais extérieurs, on obtient un degré de visibilité qui semble gêner l’AP et les surveillants. Deux mois plus tard, on reparle de Roanne et de Seysses dans le Monde… mais uniquement comme signe d’un « problème » sécuritaire, celui de la présence de plus en plus massive des téléphones portables en prison.

    En prison, les mouvements se construisent de façon discrète, sinon invisible, au fil du temps, et ils éclatent souvent dans l’urgence, lors d’occasions propices, par définition impossibles à planifier. Il est par fois difficile pour ceux qui prennent part à ces luttes de comprendre la lenteur des réactions extérieures ou leur absence pure et simple, mais ce n’est pas évident d’être informé rapidement de ce qui se passe, ni de s’organiser pour être un peu plus qu’une poignée à se rassembler devant un prison. Le déménagement des prisons hors des centres-villes les a rendues plus invisibles que jamais, plus difficilement accessibles, et on se rassemble moins spontanément devant leurs murs. Pour imaginer être prévenus d’un mouvement quelques jours auparavant, il faut une complicité déjà construite. Le temps de la prison n’est pas celui de l’extérieur : la solidarité a besoin de temps pour se mettre en place, de liens avec l’intérieur, de contacts réguliers construits localement, d’astuces mises en place pour se parler à travers les murs sans être entendus par l’AP. Si les vieilles méthodes des années 1980 ne sont plus trop à l’ordre du jour, d’autres sont désormais possibles : les prisonniers parviennent par exemple à s’adresser directement aux médias officiels… Ce qui était inconcevable il n’y a pas si longtemps peut désormais être développé et utilisé de façon bien plus efficace, avec un peu d’imagination.

    Dans les derniers numéros de l’Envolée, il avait été beaucoup question du recours aux plaintes individuelles, aux doléances particulières : cette méthode est largement utilisée par les prisonniers pour rendre publique la réalité carcérale. Tout en essayant de s’assurer un quotidien un peu plus vivable, on crée ainsi un conflit avec l’administration pénitentiaire. La principale limite de la démarche, c’est qu’elle épargne les enfermeurs qui restent libres de faire du cas par cas. L’état avait lui-même créé un organe de contrôle pour « traiter les dysfonctionnements » dénoncés par des prisonniers. On peut facilement vérifier que face à des mouvements collectifs, cet organe de contrôle des lieux de privation de liberté n’a jamais choisi de dépasser le cadre juridique : on n’a pas entendu M. Delarue faire le moindre commentaire sur la vidéo de Roanne – dont il a forcément eu connaissance, et dans laquelle on voit une intervention musclée de matons dans une cour de promenade… Pas plus de réactions de soutien de la part de l’Observatoire international des prisons (OIP), qui s’est même immédiatement désolidarisé du mouvement du centre de détention de Roanne en critiquant la diffusion de la vidéo. Ce n’est pas une surprise : pour préserver une prétendue neutralité, un statut d’observateur soi-disant impartial, les organisations subventionnées par l’état ne soutiennent pas plus que les organismes d’état les actions jugées illégitimes ou violentes.

     Ce qu’on pourrait imaginer, ce serait que des collectifs qui ont des démêlés avec la justice et tâtent des geôles républicaines – que ce soient des ouvriers en grève qui ont commis des délits au cours de l’occupation de leur usine, des lycéens inculpés pour dégradations ou encore des familles mobilisées après des violences policières – voient plus loin que la seule défense de leur proche inculpé. Ce qui peut fonder cette solidarité, c’est de comprendre que le système carcéral est une composante essentielle du système capitaliste, et qu’il concerne de plus en plus de personnes : voilà ce qu’il faut rendre évident aux yeux du plus grand nombre. La question est toujours la même : comment imaginer dépasser le soutien de cas particuliers pour partager un point de vue anticarcéral et antijudiciaire ? Et de là, comment imaginer une solidarité plus concrète, massive et évidente avec les prisonniers qui se battent à l’intérieur ?

    Ce petit journal ne peut pas répondre à ces grandes questions , mais il est sûr que manifester sa solidarité, c’est montrer aux prisonniers qu’ils ne sont pas complètement isolés et à l’AP qu’elle ne peut pas toujours bénéficier d’un anonymat qui couvre toutes ses exactions : assister au procès pour soutenir les prisonniers inculpés comme à Vezin-le-Coquet, par exemple , envoyer des mandats individuellement ou par des caisses de solidarité pour aider ceux qui se trouvent en difficulté, au mitard ou à l’isolement , écrire aux prisonniers… Il y a les affiches avec les noms des matons respon sables des violences qui ont été placardées dans la ville de Roanne… Il y a aussi des émissions anticarcérales, modestes c’est sûr, mais qui forment un petit réseau, dont le premier objectif est de se faire les porte-voix des paroles et des actes de prisonniers et prisonnières en lutte . Les mouvements que nous décrivons ici ont tous été longuement présentés et débattus dans toutes nos émissions, et cela a permis à de nombreux prisonniers d’être informés de ce qui se passait dans d’autres prisons.

    Le rôle des radios peut être très immédiat, tandis que le journal, lui , cherche plutôt à inscrire dans la durée tous ces mouvements qui auraient vite fait d’être jetés aux oubliettes, à restituer leur densité en publiant plates – formes de revendications, lettres de l’intérieur, comptes-rendus de procès…

    Manifester sa solidarité avec les mouvements, informer pour rassembler autour d’eux, contribuer à les inscrire dans la durée, développer une capacité de réaction rapide : voilà les objectifs que visent l’Envolée et les différentes émissions anticarcérales, non pas en les portant à quelques-uns, mais en les propageant pour être plus nombreux à comprendre que lutter avec les prisonniers, c’est aussi se battre contre ce monde qui génère toujours plus d’enfermement – sauf que eux vivent directement et quotidiennement cet enfermement ! Autrement dit, il s’agit de construire avec eux une réelle capacité de nuisance.

    Note :

    Vous pouvez lire la chronique des luttes au CD de Roanne publiée dans le numéro 33.

    Les articles publiés dans le journal L’Envolée 33 ne figurent pas tous sur ce site. Vous pouvez néanmoins trouver sur internet les pétitions que nous évoquons :

    Pétition des prisonniers d’Argentan

    Pétition des prisonniers de Ducos

     

     

  • Edito du numéro 29, décembre 2011, « le mouvement contre la réforme des retraites… »

    Edito du numéro 29, décembre 2011, « le mouvement contre la réforme des retraites… »

     

    Le mouvement contre la réforme des retraites serait mort…

    du moins son enterrement a-t-il bien commencé. Le mot d’ordre gouvernemental est relayé partout : rien ne doit résister aux vacances, et l’on ne parle déjà plus de pénurie dans les stations-service. Ca débloque ici et là, plus ou moins violemment. Quant aux syndicats, s’ils ne déclarent pas ouverte- ment qu’ils veulent mettre un terme à ce mouvement, ils commencent à articuler différents discours pour accompagner tranquillement la reprise − notamment dans les raffineries − tout en se laissant la possibilité de reprendre la main sur ce qui pourrait encore arriver, et qui continue ici et là. Les langues de bois, en somme, cohabitent dans les mêmes bouches.

    Ce mouvement, nous l’avons regardé, nous nous y sommes plongés ici ou là avec plus ou moins de timidité, de plaisir, toujours un peu en étrangers tout de même, n’arrivant jamais tout à fait à oublier les manœuvres de la gauche comme du gouvernement et l’odeur rance des syndicats. Ces maquignons ne nous surprennent pas : quand le mouvement prend, ils l’arrêtent et cherchent à convaincre que la défaite est, quelque part, une victoire. Mais le mode d’emploi syndical a généré un enthousiasme au-delà des syndicats eux-mêmes – ce qui les a surpris -, et il est encore trop tôt pour en mesurer les conséquences. Cette inadéquation entre l’enthousiasme et ce qui était proposé traverse de part en part un mouvement au cours duquel le blocage est devenu une forme d’action très largement partagée.

    Cette histoire intéresse forcément un canard anticarcéral comme L’Envolée ; d’abord parce que les mouvements s’accompagnent toujours de répression, avec la traditionnelle trilogie : arrestation, procès, condamnation. Les salariés sont menacés de cinq ans de prison s’ils refusent d’être réquisitionnés sur les piquets de grève devant les raffineries. La présence à une manifestation un peu agitée se solde par de la prison ferme. D’autre part, la fabrication largement médiatique d’une frontière illusoire entre lycéens et casseurs, bons bloqueurs et mauvais bloqueurs, alimente des séparations incompatibles avec une critique radicale du travail salarié et de la prison. Surtout, on ne peut pas séparer la critique de la prison et du système judiciaire de celle du monde qui les génère : travail salarié et prison mettent au pas les corps et les esprits, chacun à sa manière, et en s’alimentant mutuellement. Dans ce monde, on se soumet aux lois du travail ou on va en prison. La prison est le mitard de la société et le travail est la meilleure des polices.

    Depuis longtemps, il n’y avait pas eu un « mouvement d’ampleur », comme on dit, qui parle du travail – indirectement, certes, mais tout de même : refuser de consacrer deux ans de plus au travail, c’est dire quel-que chose de la vie qui vient de s’écouler. Bloquer son lycée avec des potes, c’est une manière de dire ensemble que l’idée d’un boulot fixe ou d’une quelconque carrière est au moins aussi abstraite que l’idée d’une retraite dans des dizaines d’années. La retraite avant la traite, disent-ils en substance. Il doit bien s’agir de cela, sinon comment expliquer que pas mal de gens continuent à s’activer en sachant très bien que cette réforme est déjà passée – au compte-goutte – depuis 2003.

    Mais de quoi s’agit-il vraiment alors que les manifestations cessent dès que les syndicats arrêtent d’en pondre à intervalles réguliers entre Nation et Bastille ? Que le pétrole est importé d’Italie, d’Espagne, de Hollande ou tiré des stocks stratégiques dès qu’il commence à manquer ? Que les blocages restent le plus souvent symboliques, et ne permettent en définitive pas tant de rencontres que ça ? Que la police a carte blanche pour éborgner, grenader, canarder ? Que l’on nous parle victoire électorale de la gauche en 2012 pour nous renvoyer au chagrin ? Et puis, peu de textes parus pendant le mouvement posent centralement la question du travail, du salariat précaire ou à perpète, de la vie de producteur-consommateur de marchandises et de services plus ou moins inutiles, bref de ce qui se passe avant la retraite. Et lorsqu’il est question de ces boîtes où l’on passe sa vie, c’est trop souvent sous l’angle de la pénibilité, de la souffrance au travail. En quelques années, la médi- calisation de la question sociale a gagné ici aussi du terrain. La psychologisation à outrance et l’individualisation ont contribué à évacuer un peu plus la critique du travail salarié.

    Souhaitons qu’en quittant la première page des journaux, ce mouvement soit allé se ressourcer ailleurs, se remplir de sens, se renforcer pour éclater plus fort encore… Voici quelques textes et tracts trouvés ici et là pendant le mouvement ; et parce que derrière les murs, tout continue, on pourra aussi lire dans ce numéro des lettres de prisonniers, un rapport mensonger de médecins qui camouflent une mort en prison, des analyses de lois qui nous tombent sur la gueule, et d’autres nouvelles de six mois de quotidien carcéral. On trouvera pour finir une négociation entre des prisonniers et le directeur suite à un autre mouvement, qui avait – lui aussi – pris la forme d’un blocage : celui de la centrale de Moulins en 2005, qui montre une fois de plus qu’un blocage à l’intérieur, ce n’est pas un blocage à l’extérieur, que tout se complique quand on est enfermé – les moyens d’actions comme les possibilités de solidarité. C’est précisément parce que ces difficultés sont décuplées en prison qu’il y a aussi à apprendre de ces luttes.

    L’intégralité du journal est disponible en PDF