Retour sur la mort de Gordana à Fleury-Mérogis en 2012

Nous avons appris par la presse qu’un médecin a été jugé le 15 novembre 2021 pour homicide involontaire sur une prisonnière de la MAF de Fleury-Mérogis. Cette prisonnière, c’est Gordana, décédée après avoir réclamé des soins en vain. Sylvia, qui anime l’émission de L’Envolée depuis des années, était incarcérée à Fleury en 2012. Le 19 novembre dernier, elle a raconté à l’antenne l’histoire comme elle l’a vécue (Écouter l’émission ici). Les prisonnières se sont révoltées. Si l’administration pénitentiaire ‒cette fois ‒ n’a pas pu complètement étouffer l’affaire, c’est grâce à leur ténacité. Quelques médias en ont parlé, et L’Envolée a relayé la parole des enfermées.

Neuf ans (!) après, un médecin a fini par être jugé ; il risque tout au plus les quelques mois de sursis requis contre lui et une amende (verdict le 3 janvier). L’AP n’est même pas mise en cause : la justice n’a pas jugé utile de faire témoigner des prisonnières qui avaient dénoncé ce fatal refus de soins. Pourtant, ces récits montrent qu’au-delà du mépris du corps médical pour les prisonnier.e.s, c’est le système pénitentiaire lui-même qui a causé la mort de Gordana.

« LES PRISONNIÈRES, ON EST ASSEZ SOLIDAIRES DANS DES MOMENTS COMME ÇA »
Récit de Sylvia à l’émission L’envolée du 19 novembre 2021

« On a vu un article sur le procès d’un médecin jugé pour « manque de soins » sur une femme décédée à Fleury-Mérogis en 2012. On a directement percuté que c’était de Gordana, morte dans la nuit du 1er novembre 2012, qu’ils parlaient. Dans cet article, on voit qu’un médecin est incriminé, mais il manque plein de gens, en fait, au procès !

Commençons par le début : dans la journée, Gordana se plaint de douleurs à la poitrine, au thorax et au dos. C’est pas des plaintes, c’est vraiment des douleurs, elle est très fatiguée, elle est pas bien. Donc en promenade, on décide d’appeler la surveillante qui garde la cour ; on tape à la porte, ils ouvrent, on dit qu’elle est malade, que c’est grave, que dans son dossier médical il est connu qu’elle a des problèmes de cœur, et que ce serait bien qu’elle aille voir le docteur parce que c’est une alerte cardiaque mortelle. La surveillante referme la porte, les prisonnières retapent, insistent fortement… ils décident de faire remonter Gordana en cellule, qu’elle partage avec sa cousine.

Toute la journée, elle reste enfermée, personne ne prend soin de venir l’aider. Les prisonnières, on est assez solidaires dans des moments comme ça… même si on s’aime pas, on est quand même solidaires, et quand y en a une d’entre nous qui est malade, on reste quand même humaines, et c’est le problème de tout le monde. Donc toutes les filles commencent à se rebeller et décident d’aller voir un gradé ‒ on va l’appeler Monsieur Piquet. Il explique que c’est certainement une crise d’angoisse et que s’il lui arrive quoi que ce soit, il en prendra l’entière responsabilité. Pourtant, apparemment, ce monsieur n’était pas au procès.

Ensuite, comme on peut pas sortir de cellule, on frappe aux portes, ça frappe très tard et très fort ; ça prend les balayettes pour taper, ça met des coups de pied, ça crie aux fenêtres pour faire comprendre aux surveillants et aux gradés de garde qu’il y a un problème et qu’il faut agir. Il y a une surveillante ‒ on peut dire que son surnom c’était Spock ‒ qui passe dans le couloir quand ça tape aux portes en criant au désespoir, mais tout ce qu’elle trouve à dire, c’est : « Arrêtez de crier, c’est la fête des morts. » Elle est où, cette femme ? Elle est pas passée au procès.

En France, y a pas beaucoup de prisons où y a un médecin de garde ; mais à Fleury-Mérogis, y en a un. C’est ce médecin de garde qui est incriminé. Il se décharge du fait qu’il s’occupait de deux hommes qui étaient malades, et c’est vrai qu’on en avait entendu parler. Donc il a diagnostiqué Gordana au téléphone, en disant que c’était pas très grave, que c’était effectivement une crise d’angoisse. Le souci, c’est que son dossier médical parle de problèmes cardiaques ; ça veut dire qu’il n’a même pas pris la peine d’ouvrir son dossier. Faut savoir que Fleury, c’est immense ; c’est tout un fonctionnement pour que ce docteur se déplace jusque là-bas, et à un moment, Gordana dit aux filles d’arrêter d’appeler les docteurs et de taper aux portes parce qu’elle est fatiguée. Donc ça s’arrête ; et le matin à 7 heures, elle est retrouvée morte dans leur cellule à l’ ouverture des portes.

Suite à ça, y a eu des gros, gros mouvements à l’intérieur ; dont des refus de plateaux-repas. Ça peut paraître bête, mais c’est très significatif, un refus de plateau : ça veut dire que tu te mets en grève de la faim, et au bout de trois refus, le procureur de la république est obligé d’être au courant. Quand la presse a été prévenue, l’administration pénitentiaire se défendait en disant qu’il n’y avait que trois personnes qui refusaient le plateau. C’était évidemment complètement faux : y avait plus de 150 femmes qui le refusaient, prévenues comme condamnées. Après y a eu des refus de remonter de promenade avec des interventions des Éris [matons version robocop qui interviennent pour mater les prisonnier.e.s]. Les prévenues se sont alignées dans la cour en se tenant les mains. C’est assez symbolique, parce que c’est de cette façon que les Éris viennent en cours de promenade pour cerner les prisonniers ou prisonnières. Elles ont décidé de se mettre en ligne, et de prendre un briquet. Il y a pas de barreaux chez les femmes, à Fleury, donc c’est facile de jeter des trucs ; elles ont jeté des draps par les fenêtres et elles se sont entourées de draps en disant que si les Eris approchaient, elles s’immoleraient par le feu. Ça, c’était côté prévenues. Côté condamnées, elles ont fait un tas de draps au milieu de la cour et elles y ont mis le feu. Pour l’administration pénitentiaire, c’était très grave ; pour nous, c’était … pfff !

Il y a eu 54 transferts disciplinaires. Ils disent tout le temps que Fleury est la plus grande prison de France, et effectivement, à l’époque il y avait 400 femmes ; 400 témoins de ce… de cet abattoir. Je sais pas comment appeler ça, mais pour moi c’est pas un « manque de soin ». Pour moi, c’est un refus de soigner.

Dans les journaux, ils parlent pas des prisonnières entendues suite à la mort de Gordana, évidemment. Je trouve ça très triste. Ils banalisent la chose alors que Gordana avait sept enfants, en prison pour un petit délit… Je tenais à lui rendre hommage aujourd’hui. Son mari qui était incarcéré à Fresnes a appris la mort de sa femme dans des circonstances horribles. Quand on a contacté l’avocate de Gordana un an après sa mort, il y avait toujours pas eu d’autopsie. Et sans autopsie, pas d’enterrement…

Le procureur requiert huit mois de prison avec sursis et 2 000 euros, et le médecin se défend en disant qu’il était submergé de travail et que la surveillante du moment a dit que c’était pas la peine de venir, qu’elle allait mieux. Elle s’est autoproclamée médecin ‒ avec ses réflexions de merde… En même temps, c’est pas qu’une question de diplôme. Quand t’es médecin, si t’es fatigué, mets-toi en repos. En plus il dit qu’il est de garde 24 heures ! On a l’UCSA [service médical de la prison] la journée, et un médecin de garde la nuit. L’après-midi, Gordana aurait dû aller à l’UCSA… ce médecin de garde, en fait, on s’en fout ! Et puis si c’est le même, il y a une lettre qui a été lue à l’antenne de l’Envolée à l’époque qui disait qu’il soignait les femmes comme de la merde. Je sais de quoi je parle, puisqu’on avait été amenées dans le bureau du directeur suite à cette lettre ! »

A l’époque, des prisonnières et l’avocate de Gordana étaient intervenues à l’antenne de L’Envolée pour dénoncer le rôle du médecin et de la pénitentiaire dans la mort de Gordana. On peut lire des transcriptions plus complètes dans le n°34 (janvier 2013) du journal L’Envolée, disponible ici. En voici quelques extraits en écho au récit de Sylvia ci-dessus.

« ON A AU MOINS RÉUSSI À FAIRE SORTIR L’INFO »
Lettre de Sylvie

Maison d’arrêt des femmes de Fleury-Mérogis, le 8 novembre 2012

Depuis la veille à 16 h 30, soutenue par sa codétenue, Gordana signale aux surveillantes qu’elle va mal. Douleur à la poitrine et fourmillements dans le bras gauche. Les surveillantes disent qu’il n’y a plus de médecin. Mais ont-elles appelé l’Ucsa ? À 22 heures, elles se re-signalent. Gordana va de plus en plus mal. [] À 23 heures, un chef monte, ouvre la cellule. Gordana redonne ses symptômes. Toujours mal dans la poitrine, et ce bras gauche qui ne bouge presque plus. Le médecin n’étant pas disponible, ce ne doit être qu’une crise d’angoisse. Le chef prendra ses responsabilités s’il se passe quelque chose ! Eh bien le pire est arrivé. On a laissé une femme angoissée au chevet d’une mourante. Cela s’appelle « non-assistance à personne en danger ». Il fallait l’amener aux urgences.

Dès le vendredi après-midi, l’AP s’est passé le mot : ce n’est pas de leur faute, c’est le médical, s’il y a enquête. S’ils ne se sentaient pas coupables ou s’ils ne tentaient pas de se dédouaner, ils n’auraient eu aucune raison de communiquer avec nous. Cela a touché toute la maison d’arrêt des femmes. Vendredi après-midi, nous avons bloqué la promenade. Calmement, solidaires (un moment rare depuis que je suis en prison). Toutes les filles sont restées. [] Madame Herry, la directrice, est sortie en promenade. J’ai été lui parler. Voilà son discours, et sa défense bien préparée : « C’est pas nous, c’est le médical. » …et un chef de me préciser que depuis 1994, le médical est dissocié de l’AP. OK, mais qui détient les clés ? Qui est capable de réagir devant des situations d’urgence ? [] De plus, toutes celles qui ont pu ont fait sortir l’info. Les médias en ont parlé, et l’AP – alors que le matin elle avait dit que rien ne s’était passé aux journaleux qui avaient appelé –, bien sûr, a dû faire un communiqué. Nous avons bloqué gentiment. Pas d’émeute. Mais la violence est la seule réponse que l’AP a su opposer à notre souffrance. Trois détenues, pieds et poings liés, ont été transférées, escortées par les Éris. Plus de blocage. De toute façon, l’info est sortie. Maintenant, vous et moi on sait que des cas comme cela, il y en a au moins un par semaine. Les médias n’en parlent pas. Là, on a au moins réussi à faire sortir l’info. [] »

Sylvie

« LES SITUATIONS D’URGENCE SONT MORTELLES EN DÉTENTION »
Extraits de l’interview de maître Crosnier, avocate des proches de Gordana, réalisée fin 2012


Me Crosnier : Forcément, la pénitentiaire est couverte, puisque leur seule obligation, c’est d’avertir le médecin et de décrire tant bien que mal les symptômes. Gordana avait déjà averti le juge d’instruction et le juge des libertés qu’elle avait des antécédents cardiaques.[…] Les surveillantes n’ont pas une formation médicale qui leur permette d’appréhender si la situation est dangereuse pour la détenue ou pas. La description des symptômes est quand même parlante : douleur au bras et à la poitrine, a priori, n’importe qui arrive à comprendre qu’on est face à un accident cardiaque. Il y a tellement d’intermédiaires et il se passe tellement de temps entre le moment où la personne appelle à l’aide et l’arrivée des secours que les situations d’urgence sont mortelles en détention. Quand je suis arrivée en détention pour voir le mari à Fresnes, j’ai été prise à partie par un gradé de sa division qui m’a dit : « Ne vous en prenez pas à la pénitentiaire. » J’ai eu droit à une mise en garde à Fresnes [alors que Gordana est morte à Fleury-Mérogis]. Arriver à mettre en cause la responsabilité pénale de la pénitentiaire, c’est compliqué : ils se bordent en appelant le médecin. C’est sûr que le plus facile, c’est de s’en prendre au médecin, puisque c’est lui qui a la capacité de sauver la personne. C’est lui qui intervient en bout de chaîne, mais il n’est pas responsable de cette organisation. Je ne suis pas certaine que ce soit la partie médicale qui a organisé ce mode de fonctionnement quand il y a urgence. [Sa codétenue] s’est associée à la plainte, mais je ne sais pas si elle ira jusqu’à une constitution de partie civile. Après sa déposition devant la brigade de Fleury, quand j’ai annoncé que j’étais aussi son avocate, on m’a répondu : « Oui, enfin, vous savez… Maître… déjà, les dépositions de personnes incarcérées sous X … » Voilà le crédit qu’on apporte à la déposition de la personne qui est le premier témoin. Il y a forcément un a priori sur ses déclarations. […] En outre, il y avait d’autres filles du couloir qui tenaient absolument à être auditionnées parce qu’elles avaient entendu la cocellulaire appeler à l’aide plusieurs fois. La seule fille qui le sera finalement, c’est, comme par hasard, celle qui n’a rien entendu. Incohérence supplémentaire, les déclarations des surveillantes signalent bien des appels au secours… Il y a plusieurs détenues qui m’ont écrit pour être simple témoin, pour que leurs voix soient entendues et non pas pour porter plainte. La dernière lettre que j’ai reçue d’une de mes clientes de la MAF signalait : « Il y a des détenues qui vous ont écrit, sauf que les courriers ont été bloqués. » Parce qu’elles aussi, elles dénoncent la difficulté d’accès aux soins : il y a un seul médecin la nuit pour toute la maison d’arrêt des hommes et des femmes de Fleury. J’ai des clients qui attendent six, huit mois pour avoir une paire de lunettes en détention, et c’est nous avocats qui les leur apportons, glissées dans les cheveux pour pouvoir passer les portiques. Sans parler de tout ce qui est gynécologique, etc. J’ai des comptes rendus d’histoires qui se sont passées à la MAF qui sont très inquiétants, sur des avortements qui auraient été provoqués, non consentis. On explique aussi à ces femmes qu’avoir un enfant en détention, c’est vraiment pas le bon endroit.

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