« On ne leur cédera pas un seul millimètre de notre dignité »

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A la centrale de Vendin-le-Vieil, depuis des années, Rédoine Faïd a testé un régime d’isolement carcéral excpetionnellement dur, qui est appliqué depuis juillet 2025 à des dizaines d’autres prisonniers dans le fameux « quartier de lutte contre la criminalité organisée » (QLCO) (voir ici ou et encore ). À Vendin comme partout, les quartiers d’isolement (QI) et les QLCO ne sont que des variantes contemporaines des quartiers de haute sécurité (QHS), ces lieux de torture blanche théoriquement supprimés par Badinter en 1982 mais qui « ont toujours été là », comme il le souligne. Rédoine a réussi par deux fois ces derniers mois à faire condamner l’administration pénitentiaire pour les conditions qu’il endure. Pour ne pas modifier son régime d’isolement, ce qui aurait pu ouvrir la possibilité d’un assouplissement dans tout l’établissement, la direction l’a fait transférer au QI de Condé-sur-Sarthe… où il va pouvoir suivre les travaux de préparation d’un autre futur QLCO… Voici une lettre dans laquelle il analyse et dénonce la violence de ces régimes d’isolement, et d’une société qui les invente et les accepte.

Centre pénitentiaire de Vendin-le-Vieil,
Le 24 juillet 2025

Bonjour L’Envolée,

Je reprends le stylo pour dire les choses. Et il faut bien le dire : la prison d’aujourd’hui manque cruellement d’humanité. Elle ne propose pas de retour à la vie. L’empathie, cette beauté qui transcende la grisaille du monde carcéral, d’où sort la conscience de la retenue, a disparu, remplacée par le QLCO, cette usine à frustrations. Au grand jour ! Privation de lumière, harcèlement sécuritaire, mobilité réduite, hygiaphone qui vous prive de la chaleur de vos proches ou de votre conjoint… Qui peut bien autoriser ces méthodes tellement fascisantes à l’égard d’un être humain ?

Nous ne sommes pas seulement isolés : on est coupés des nôtres, comme dans une salle d’attente où le temps ne passe pas, où l’heure du rendez-vous n’arrive jamais. L’ennui à l’isolement n’est pas qu’endémique, il est systémisé. Il est une mesure de rétorsion non écrite. Une arme administrative de destruction massive du genre humain qui vous tue à petit feu, sans laisser de trace – la signature des grands criminels. Dans ces conditions invivables, on n’a que le choix de se forcer à sortir seul se « promener » et faire du sport déraisonnablement. Souvent, on n’a pas envie. Mais face au danger physiologique qui guette, on se force. Notre cerveau et notre corps nous détestent, mais on s’en fout de tout dérégler. Nous sommes tous dans la survie. Il faut rester vivant, en bonne santé et vif d’esprit. Une priorité dans cet enfer. Les gens incarcérés à Vendin-le-Vieil sont des êtres très bousculés. C’est déjà un miracle que d’être encore debout en arrivant à Vendin, sachant qu’on arrive tous des QI des prisons de France où on a passé des années. Une femme ou un homme qui veut rester debout trouvera toujours un moyen. Parce que sa détermination est absolue… « La résistance est une renaissance », disait René Char. Nous sommes dans le combat pour rester vivants, mais aussi pour garder notre dignité.

« Nous sommes dans le combat pour rester vivants. »

Très franchement, je n’avais pas mesuré ce qu’était la dignité. Elle est un geste de consolation, de pudeur et de solidarité avec soi-même. Il faut écouter les êtres emprisonnés qui parlent de la dignité entre eux, comme s’ils ressentaient la même détresse, l’humiliation, les blessures qui leur ont été infligées. Des traumas qui sont eux aussi passés sous silence. On ne leur cédera pas un seul millimètre de notre dignité. Ce n’est pas négociable. À Vendin-le-Vieil, on doit affronter des ennemis impalpables, omniprésents : le confinement sévère des lieux et les effets du silence assourdissant. On nous dit que les QHS sont de retour, mais ils ont toujours été là. L’isolement, c’est le QHS ; ils ont juste changé l’appellation. C’est la même solitude, la même souffrance. Le QHS n’est pas une vie monastique, c’est une forme d’incarcération ultra-cruelle qu’on nous impose. Le rapport au temps, à la vie solitaire ou à l’enfermement provoque de graves troubles physiologiques qui deviennent irrémédiables sur la durée. Est-on entravés mentalement dans un espace clos ? L’isolement mène-t-il toujours à la réflexion ? Quand il est désiré, peut-être. Quand il est subi, c’est clairement impossible, du fait de la raréfaction des échanges, des stimuli cognitifs, de l’air et des mouvements. Une détention sans paroles dans un monde carcéral englouti par le silence, uniforme, submergé par le rien. Isolé. Sans secours. Sans connexions pour alerter ou prévenir. Il n’y a que la tension et l’appréhension. Le silence provoque en vous un déluge d’angoisse et de stress, sans droit de parole sur cette situation. Vous êtes condamné à vous taire.

Il y a pourtant un énorme besoin de sociabilité, mais personne ne vous aide à sortir de la solitude. Une vie intérieure nourrie de silences et d’ombres qui sèment le flou et le doute en vous. Quel malheur que d’y être emprisonné. C’est une sorte d’alternance sans repères de journées incarcérées et de nuits enfermées dans l’insomnie permanente, qui confine à un sommeil mortuaire. On est perdus entre l’oubli et l’absurde, à une frontière qui menace de s’effacer : celle qui sépare civilisation et barbarie. Comment ne pas devenir dingue dans un centre pénitentiaire comme celui de Vendin-le-Vieil ? Par un processus de rétorsion, le directeur de cet établissement se permet de déstabiliser votre métabolisme intérieur, soi-disant pour vous rendre docile ; et la banalisation de telles agressions provoque des maladies mentales. Personne en prison n’assume d’avoir sciemment dégradé la neurologie d’un prisonnier : « il était bipolaire », « il était dépressif » ou le classique « il était déjà fou avant ».

« Tout le monde devient une bombe à retardement. »

La société ne sait quasiment rien sur la question. Ce sont des faits largement sous-estimés : la violence psychologique subie par des personnes détenues en situation de vulnérabilité physiologique et les maltraitances infligées par le milieu carcéral sont révoltantes et odieuses. Une impunité inimaginable, irresponsable. Les névroses sont nombreuses et très graves (phobies, angoisses, délires hallucinatoires, etc.). Il faut savoir que les psychoses, c’est médicalement autre chose : être suivi toute sa vie, se battre contre soi-même… Le QI et le mitard portent une lourde responsabilité dans ces déviances inhumaines et obscènes à l’encontre des personnes emprisonnées ; tout le monde devient une bombe à retardement en puissance. Autrement dit, tout le monde peut se laisser déborder par le seum qui s’invite au cœur de l’ennui et révèle la sauvagerie enfouie, la névrose injectée par ce système abject, par un trop plein d’agressivité inattendue où la violence apparaît dans son plus simple appareil, gratuite, injuste, aléatoire.

Et paradoxalement, c’est la société qui sera aux premières loges pour assister à la chute. Là où on trouve le pire, et où un fait divers peut devenir un précipité de la violence ordinaire la plus abominable. La récidive, c’est ça. Et quand on empêche ces mecs en taule de changer ou de s’amender en les réduisant à de la merde, soyez sûrs qu’à leur sortie de prison ils respecteront les feux rouges, les pompiers et qu’ils diront « bonjour », « s’il vous plaît » et « au revoir » à la boulangère. Entendez bien que tout le monde sortira un jour de prison. Tout le monde. Et toutes ces bombes à retardement s’assiéront près de vous et de vos enfants dans le bus, le métro, le train, au cinéma… J’imagine aisément que vous préférez avoir près de vous des personnes calmes et apaisées. Logique. Alors, SVP, posez-vous donc la question : pourquoi les sortants de prison sont très violents, extrêmement agités ou complètement fracassés dans leur tête ? Les QLCO, les QI et les mitards ne font qu’accentuer cet état de fait. La société n’est pas dans le déni. Elle ne sait pas. Être à l’isolement, c’est la vie qui se traîne en équilibre fragile au-dessus d’un abîme de solitude, de détresse et d’indicibles chagrins. Le QHS est une esthétique de la dépression et de la cruauté administrative dont les pensionnaires sont tous des oubliés de l’existence, des invisibles et des infréquentables, où sourd le fracas de l’absurdité du monde carcéral. Le QHS est une plongée dans les entrailles d’un système répressif poisseux à l’humanité avilie, où la violence est toujours questionnée. On y passe des mois, des années, parfois une décennie et plus. On en revient brisé et blessé dans sa chair, résigné et cabossé, torturé par la solitude subie à outrance. On est coincé entre le monde des vivants et celui des morts.

« Le QLCO est une sorte de génocide mental de la population carcérale. »

Le QLCO est une sorte de génocide mental de la population carcérale. L’administration pénitentiaire se montre coupable, à travers ce régime à la noirceur absolue (sur le fond comme sur la forme), par des actes effroyables qui racontent l’enfermement dans sa violence cauchemardesque, et qui donnent matière à réflexion sur les causes de la récidive. Une détention sinistre, délabrée, où l’horizon assombri ne peut mener qu’au pire du pire. Le QLCO est un QHS géant à l’esthétique froide et inhumaine qui va industrialiser encore plus de violence et d’inégalités. Une fuite en avant dans l’oppression permanente. Un désastre humain sans précédent. Une absurdité schizophrénique caractérisant tellement la dérive du tout-sécuritaire hors-sol des caciques administratifs. Une non-réflexion dénuée de retenue, infusée, qui renvoie à la nature même de la justice, à la place des prisons dans notre société et à notre regard sur celles et ceux qui y vivent.
La hideur morale accompagne souvent la déconfiture intellectuelle : il n’y a aucune réflexion politique et sociale dans ce décret anti-narco. C’est un énième contre-feu visant à faire diversion, à invisibiliser un défaitisme politique total sur la question de la consommation de la drogue en France. Et la cruauté du QLCO interroge sur la réaction de l’opinion – devenue hystérie collective – face à la criminalité et sa répression : c’est une sanction ? Une vengeance ? Une solution ? Le QLCO démontre clairement l’incapacité à régler le problème de la récidive. Cette brutalité nous révèle surtout combien la politique actuelle ne veut pas aider les personnes privées de liberté à retrouver une place dans la société.

Pourtant, le narcotrafic provient de la misère sociale que ces enfants de la dèche ont retournée contre eux. Ce qui leur arrive aujourd’hui est une immense tragédie. De base, tous ces mecs étaient des défavorisés brisés par la vie, par la réalité désœuvrée des quartiers difficiles. Une ghettoïsation qui les a dévorés tout cru. Ils ne sont que le résultat de l’incompétence politique et de l’inertie sociale et culturelle de nos banlieues. Un vide tchernobylien.
Ainsi, on nous montre à présent les « narco-racailles » comme des animaux « ensauvagés » qu’il faudrait encager à tout prix, en les réduisant à des silhouettes sans âme. Et donc, finalement, on les confine encore et encore dans ce sentiment lourd de celui qui se sent toujours enfermé. Un vivre-ensemble que l’on ne veut pas élargir à tous les vivants.
On crache démagogiquement et on défèque publiquement sur les droits humains et les libertés fondamentales qu’on ne respecte plus. On ment aux avocates et aux avocats. On défie la magistrature. On snobe la CEDH (Cour européenne des droits de l’homme). On renvoie outrancièrement la question humaine à son reflet angoissant, trouble, qu’il faut nettoyer par la force et par le populisme. Que nous est-il arrivé ?
Jean-Paul Sartre, l’immense Robert Badinter, Michel Foucault, Serge Livrozet utilisaient le terme « abolition » pour définir leur lutte politique visant à supprimer totalement l’existence des QHS dans notre démocratie. Parce qu’ils avaient la conviction que piétiner l’humanité en prison, c’est fabriquer inévitablement la division, la haine convulsive et le désordre total dans la société. Ni plus ni moins.

Rédoine

Lettre initialement lue à l’antenne de l’Envolée radio le 5 septembre 2025 : écouter l’émission complète ici.

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